Robert Charlotte
Réinventer l’imaginaire à travers l’image
Les combats de coqs dans les Pitts en Martinique, encore grandement controversés, sont traditionnellement associés à la culture créole et ont été longtemps considérés comme un sport issu des milieux défavorisés. C’est justement la nature subversive de cette pratique traditionnelle qui intéresse le photographe Robert Charlotte.
Pour R. Charlotte, la photographie est un moyen d’initier la rencontre : « Je pratique une photographie de la rencontre. […] Je crois même que la photographie elle-même devient accessoire »[1]. La photographie est pour lui, un moyen d’inciter des actions concrètes, d’agir dans le monde réel ; elle est un moyen d’entrer dans le monde. Ce qui n’est pas sans rappeler l’analyse de Michelle Debat, professeure en théorie de la photographie et de l’art contemporain à l’Université Paris 8 et critique d’art, dans l’ouvrage « Quand l’image agit - à partir de l’action photographique » 2017. Selon elle « […] s’intéresser aux « agirs » - dans la mesure où agir n’est ni faire, ni produire, mais être en mouvement -, c’est s’intéresser à ce qui opère dans l’image […] »[2].
L’approche de R. Charlotte incarne un certain investissement dans l’image et l’environnement qui l’entoure. Parallèlement, son intérêt apparent pour mettre en image la culture et l’imaginaire de la Caraïbe survient d’un besoin de rencontre et de reconstitution de la mémoire.
A travers son travail sur les Pitts en Martinique, Robert Charlotte cherche à « dévoiler ». Il aime explorer « ce qui ne se voit pas »[3]. La pratique de la photographie s’affirme comme un point départ pour examiner et mettre en lumière les pratiques culturelles oubliées et observer de nouvelles facettes des cultures créoles.
Le projet, initié par la Direction des Affaires Culturelles (DAC), avait pour objectif au départ de recenser en image des entraineurs de combats de coqs. Un travail auquel le photographe avait auparavant réfléchi sans jamais se lancer, peut-être en raison du manque de visibilité de ces pratiques. Mais, une fois arrivé au Pitt, « subjugué par le lieu, les gestes, la couleur, les matériaux, les rites »[4] et poussé par l’énergie qui semble animer cette pratique, le photographe est finalement allé plus loin qu’une simple photo d’histoire. Négligeant le coté nostalgique, R. Charlotte s’est senti obligé d’exprimer l’imaginaire qui se révélait dans ces Pitts. Cet espace, se conçoit comme une arène où le combat de coqs se perpétue, mais aussi, comme un lieu de rencontre qui rassemble des individus d’âges différents, hommes et femmes, donnant à ce sport surprenant une fonction de cohésion sociale. Le monde des Pitts semble exister en dehors du temps, et engendre une curiosité qui encourage des mythes et des malentendus autour des combats de coqs. Finalement, le regard méprisant que beaucoup jettent sur cette activité subversive, créé en retour un certain mystère autour de celle-ci, la rendant étrangement séduisante. Le photographe, au fil de sa série photographique, ne s’intéresse pas forcément au combat de coq en lui-même, mais à tout ce qui se trouve autour de celui-ci. Son intérêt pour le Pitt et les personnages qui l’entourent est alimenté par une curiosité et un respect pour un savoir-faire rare. Les aspects techniques et esthétiques de cette pratique qui s’apparente à plusieurs égards à un sport de haut niveau, représente pour le photographe une activité méritant de la reconnaissance et une valorisation qui mettrait en valeur l’imaginaire caribéen.
Le bourgeonnement d’une pensée de la photographie caribéenne
De manière générale, le photographe caribéen contemporain, s’imprègne de la culture caribéenne et s’affirme comme celui qui vit la Caraïbe non pas celui qui pense la Caraïbe. Dans ce cadre, R. Charlotte attache une grande importance au lieu et au contexte caribéen. Il est à rappeler que la photographie dans la Caraïbe est une forme d’expression artistique relativement récente contrairement à l’art de la photographie dans les grandes métropoles d’ailleurs influencé par une autre vision du monde et une histoire déjà construite. Dans cette dernière, il existe souvent une trace ou une influence du lieu dans les travaux photographiques. A contrario, dans la Caraïbe, le photographe se place dans un espace-temps vierge et doit se définir et se redéfinir par rapport aux contextes des lieux et des rencontres. R. Charlotte perçoit la Caraïbe comme un espace qui suscite de nouvelles approches photographiques, pour lui, tout reste à inventer.
Cette approche innovante à laquelle R. Charlotte s’attache à travers sa photographie est stimulée par ce qu’il appelle une « urgence ». Ceci en référence à une nécessité d’agir vite. Les difficultés auxquelles est confronté le photographe caribéen, c’est-à-dire des territoires multiples à découvrir, les barrières des langues, les frontières économiques physiques et sociales, situent le photographe pleinement dans un espace hétérogène mais qui est inversement fondé sur une base identique : l’héritage de l’esclavage. A travers la photographie, l’image devient alors un moyen de définir l’imaginaire de la Caraïbe et dans ce sens, les projets photographiques s’inscrivent dans une urgence. Selon Jacinto Lageira, professeur d’esthétique et de philosophie de l’art à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et critique d’art, dans l’ouvrage « Quand l’image agit - à partir de l’action photographique » 2017, l’imaginaire est un socle avec lequel un peuple construit une réalité « Sans la conscience réalisant, l’imaginaire serait vide, sans l’imaginaire, l’ancrage dans la réalité serait impossible »[5].
Pour R. Charlotte, le photographe caribéen construit sa pratique coûte que coûte, il vit et crée avec les difficultés et les richesses de l’espace caribéen. Le caractère morcelé qui se retrouve dans la construction d’une œuvre photographique renvoi à une forme d’urgence, une forme de spontanéité que l’on retrouve souvent dans l’art de la photographie caribéenne.
Marvin Fabien,
Doctorant en Art
CRILLASH, Université des Antilles
[1] Marvin Fabien, « Mémoire et Créations, Robert Charlotte : entretien avec le photographe Robert Charlotte », septembre 2017.
[2] Michelle Debat, « La photographie comme image vivante ou les « agir(s) » de quelques matérialités photographiques », Quand l’image agit ! À partir de l’action photographique, Michelle Debat et Paul-Louis Roubert (dir.), Filigranes Editions, 2017, p. 62.
[3] Marvin Fabien, « Mémoire et Créations, Robert Charlotte : entretien avec le photographe Robert Charlotte », septembre 2017.
[4] Id., entretien avec le photographe Robert Charlotte, septembre 2017.
[5] Jacinto Lageira, « Imagination morale et modes d’agentivité. Contribution à une poétique de l’action », Quand l’image agit ! À partir de l’action photographique, Michelle Debat et Paul-Louis Roubert (dir.), Filigranes Editions, 2017, p. 40.