Ayiti

AYITI, Mémoire et Oubli

Histoire

Haïti a tout vécu. Elle a vécu le colonialisme, qui a été l’histoire de l’Europe centre de l’univers, à partir de ce 12 Octobre 1492 jusqu’aux années après la Seconde Guerre mondiale, lorsque Fanon appelle le monde des déshérités à se rebeller contre leur sort de « Damnés de la Terre ». Un colonialisme qui a marqué sur l’île les étapes de sa métamorphose planétaire : en premier, celle des Espagnols à la recherche désespérée de l’or, avec l’anéantissement de toutes les ethnies autochtones Tainos et Arawak. Ensuite, l’économie de plantation, avec la colonisation progressive des esclaves africains importés par les négriers européens. A la fin du dix-huitième siècle, la population dans la colonie française de l’île comprenait 32.000 colons blancs, 28.000 « libres de couleur » et plus de 500.000 esclaves, entre les créoles et les africains, employés au titre de « biens meubles » dans les plantations de sucre, de café et d’indigo de la plus riche colonie française, alors surnommée « la perle des Antilles ». Enfin, une centaine d’années plus tard, le colonialisme des Etats-Unis, qui prirent possession de l’île avec un coup d’Etat militaire en 1915 et qui maintinrent le pouvoir sur l’île jusqu’au 1934, conformément à la doctrine Monroe, pour contenir les ambitions des puissances européennes, notamment de la France et de l’Allemagne.
Haïti a vécu le rêve de la liberté des esclaves, suivant les prometteuses utopies que la Révolution française venait de proclamer à Paris depuis la Salle du Jeu de Paume. Les esclaves de l’île, vulgairement appelés « Bossales » se revoltèrent contre leurs maîtres le 22 Aout 1791, et, sous le guide du prêtre Vaudou Boukman, ils proclamèrent la « Révolution ». Ils devinrent ainsi une armée désorganisée mais déterminée, qui s’allia avec la classe bourgeoise des mulâtres et des esclaves marrons de l’arrière-pays. Cela au nom d’un seul dénominateur commun : la lutte contre l’esclavage. La Révolution triompha, battra l’armada de Napoléon dirigée par le général Leclerc et, le 1er Janvier 1804, devant l’incrédulité des puissances esclavagistes occidentales, le général Jean-Jacques Dessalines, lieutenant du gouverneur Toussaint Louverture, proclama l’indépendance de la première république noire de l’histoire moderne : Haïti.
Haïti a vécu la déception de la première décolonisation, qui devait marquer le nouveau monde, né de la Révolution. Au droit à la liberté obtenue avec l’Indépendance ne suivra pas le droit à l’égalité. La domination des anciens colons blancs fut bientôt remplacée par celle de la classe émergente, les mulâtres et les anciens « libres de couleur ». Cette nouvelle et puissante oligarchie militarisée empêcha la réforme agraire et la distribution des terres revendiquées par les masses paysannes (avec le maintien des latifundia), restaura le système de castes prévu par l’ordre colonial et promouvra l’oubli collectif de l’esclavage. Le pouvoir « décolonisée » implanté avec la Révolution révélera, des lors, toute son incapacité à gérer l’avenir de son peuple, en le plongeant dans un marasme de corruption et de violence incontrôlée, d’ambitions et des dictatures sanguinaires, qui, jusqu’à très récemment, ont utilisé la force des armes, et l’impuissance des classes paysannes pour se partager les maigres richesses de l’île.

Oubli
Haïti a aussi vécu l’oubli. Celui-ci avec le consensus, voir la complicité de l’Europe et des Etats-Unis, pour lesquels Haïti demeura l’affront impardonnable au colonialisme prédateur et « civilisateur » : Haïti, la première révolution servile victorieuse de l’histoire, la première émancipation des Noirs, la première victoire militaire d’un pays extra européen sur une armée européenne, la première abolition de l’esclavage. L’Occident organise très vite l’occultation de l’histoire d’Haïti, il le fait si bien, que la Révolution est sortie de la mémoire collective des Occidentaux.
L’oubli de la Révolution a été suivi par l’occultation d’un autre fait majeur : la dette imposée à Haïti pour son indépendance. En effet, en 1825, afin de ne pas sombrer à nouveau dans l’esclavage, Haïti accepta de payer à la France une rançon, qui équivaudrait à 21 milliards de dollars d’aujourd’hui. Et pour ce faire, la jeune république du s’endetter jusqu’en 1946. Les anciens esclaves donc payèrent des réparations à leurs anciens maîtres en vertu du droit à la propriété. Comme l’écrit avec lucidité Christophe Wargny, « L’Europe isole Haïti. La punit. La sépare du reste du monde. La renvoie dans les soutes de l’histoire. Lui interdit d’exister. Finit par nier son existence comme son histoire. En inversant les rôles, dans l’inconscient collectif.... Ces nègres nous firent du mal. Haïti nous blessa... Haïti fit de l’ombre à la patrie des droits de l’homme autant qu’à l’épopée napoléonienne ».
Lors d’une conférence donnée en Guadeloupe le 10 mai 2000, à la demande d’un journaliste sur ce que la France « pensait faire en faveur du développement d’Haïti, une de ses anciennes colonies », le président alors en fonction, Jacques Chirac, a déclaré : « Haïti n’a pas été, à proprement parler, une colonie française... ». Dix ans plus tard, le président Nicolas Sarkozy fait une visite éclair après le séisme dévastateur qui a frappé l’île : c’est la première fois depuis l’indépendance de l’ancienne colonie française en 1804 qu’un président de la République française se rend en Haïti. Ces événements montrent à quel point l’oubli d’Haïti est solidement ancré dans l’inconscient national français et européen.
Et ce n’est pas un hasard si les manuels scolaires français, mais aussi anglais, italiens et espagnols négligent complètement la portée de la Révolution haïtienne et le phénomène de la première colonisation, celle qui reposait sur la traite des Noirs et sur l’esclavage coloniale. L’éducation européenne préféra mettre l’accent sur les abolitions de l’esclavage et de leur bienfaits (1833 en Angleterre, 1848 en France et 1865 aux Etats-Unis), plutôt que sur le phénomène de l’esclavage lui-même et sur les responsabilités. Le 10 mai 2012, le néo élu président François Hollande fait néanmoins une déclaration importante: «L’histoire de l’esclavage a longtemps été occultée et pour des générations, la mienne notamment, n’était transmise que l’abolition de l’esclavage et pas ce qui s’est produit avant, c’est-à-dire l’esclavage lui-même»».
Cet oubli demeure aussi, mais avec des implications différentes, dans la société haïtienne. Comme l’écrit l’artiste haïtienne Barbara Prézeau-Stephenson, «le facteur historique détermine depuis deux cents ans, les aspects singuliers de l’univers haïtien. Nous sommes dans un monde clos aux multiples insularités : l’indépendance, la liberté des ex-esclaves, la langue créole, l’usage du Français, le vaudou, la sous-urbanisation, l’économie informelle, l’instabilité politique, la dérive idéologique, autant de facteurs d’isolement qui vont créer les conditions de son identité» et de sa mémoire.
Dans ce monde, la mémoire de l’esclavage ne coïncide pas vraiment avec la période coloniale (et donc avec l’esclavage lui-même), mais plutôt avec la période des luttes de résistance, avec la Révolution et l’Indépendance. Dans l’imaginaire haïtien, les grandes figures du passé national ne sont certainement pas les esclaves au travail dans les plantations de canne à sucre, mais les esclaves marrons fugitifs dans les montagnes ainsi que les héros de la Révolution.
Cela peut s’expliquer pour plusieurs raisons d’ordre historique et idéologique. Tout d’abord, par l’origine africaine de la plupart des révolutionnaires : à l’époque de la Révolution, 60% des esclaves employés dans les plantations en Haïti étaient des Africains, nés libres en Afrique, sans ascendance créole et pas encore assimilés au système carcéral de la plantation. Deuxièmement, la célébration des marrons fugitifs ainsi que des esclaves rebelles et des héros révolutionnaires répond mieux au discours identitaire d’une pureté des origines, d’une affirmation de liberté, par dela de la servitude endurée et soufferte. Enfin, la distance temporale, le processus de créolisation en cours depuis les débuts du XXe siècle et les flux migratoires internes et vers les Etats-Unis, le Canada et la France (la diaspora haïtienne compte environ quatre millions de personnes sur une population de onze millions) ont dilué et dispersé, de manière significative, les récits oraux autour de la période coloniale.
Mémoire
Au contraire, l’expérience de la mémoire, en tant que mémoire de la résistance et de la Révolution, a été pleinement intégrée par les différents groupes sociaux. Malgré les nombreuses instrumentalisations de la mémoire par le pouvoir public, Haïti conserve un patrimoine matériel et immatériel exceptionnel, enraciné dans la culture populaire, encore peu connue et valorisée par les institutions nationales ainsi que par la communauté internationale, qui reste fidèle à l’image romantique et anachronique de Haïti, terre maudite et dangereuse.
En Haïti, la mémoire de la Révolution ne peut pas ignorer l’organisation spécifique de sa société, de type vertical, où, à chaque groupe social correspond une histoire particulière. D’un côté, celle de l’élite au pouvoir, constituée, en plus grand nombre, par les descendants des «affranchis» ou des «libres de couleur», et de l’autre côté, la mémoire populaire des paysans, à la campagne ou dans les périphéries urbaines, descendants des esclaves africains et créoles.
De Jacmel au Cap, en passant par Port-Au-Prince, les familles issues de la petite et grande bourgeoisie ont hérité une mémoire familiale, fondée sur des récits oraux, sur des documents d’archive et plus rarement sur des objets. Certaines parmi elles, ont effectué des recherches généalogiques, en s’intéressant de plus près à la complexité de leur histoire familiale qui n’est jamais à sens univoque : ascendance servile et ascendance libre se combinent souvent dans le même arbre généalogique, comme dans le cas de Lorraine Steed, descendante d’une riche famille mulâtre haïtienne dont l’ancêtre fut «Modeste l’Africaine», une jeune femme esclave, né en Ethiopie. Ces familles sont souvent liées aux personnalités politiques de l’histoire haïtienne. Mais une figure se détache des autres : l’héros révolutionnaire Jean Jacques Dessalines. La plupart de ces anciennes familles revendiquent, en fait, une ascendance directe du général Dessalines, considéré dans l’imaginaire collectif comme le vrai libérateur de l’île (et non,Toussaint Louverture, comme voudrait la tradition républicaine européenne). De tous les grands révolutionnaires, Dessalines, est, sans doute, celui qui se distingue mieux, pas seulement par ce qu’il représente la phase la plus radicale, la plus populaire et la plus violente de la Révolution, mais aussi par ce qu’il incarne la Révolution lui-même, dans ce qu’elle a de plus utopique et extrême. La figure de Dessalines est transversale. Son mythe traverse tous les âges et toutes les classes sociales et il fait ombre à celui de Toussaint Louverture.
Les couches paysannes, désormais en grand partie urbanisées, ont intégré la mémoire de l’esclavage dans d’autres formes de narrations que celles du récit familial. Elle portent une mémoire collective ancestrale qui a choisi la religion Vaudou comme lieu principal d’expression. Dans le système complexe du panthéon Vaudou haïtien, les divinités peuvent correspondre directement aux héros de la Révolution, comme dans le cas de la première divinité Ogou, dieu de la guerre, représentée dans la version syncrétiste par le saint catholique Saint Jacques, éponyme du libérateur et premier empereur d’Haïti Jean-Jacques Dessalines.
L’histoire appelle à la mythologie et vice-versa. Une des premières impressions qu’on a, de l’arrivée en Haïti, est la dévotion inconditionnée des gens aux héros de la Révolution, Dessalines, Christophe, Louverture, Piéton, Capois-La-Mort, Marie Jeanne La Martinière, dont la représentation est désormais d’ordre mythologique et religieux. Un parallélisme avec les héros de l’Unité italienne et ceux de la Révolution française serait incomparable : les héros de la Révolution d’Haïti sont omniprésents dans les discours des personnes rencontrés. Ils sont les archétypes d’une Haïti unie et victorieuse, proches et lointains en même temps, souvent imaginés par de là de la vérité historique, qui temoigne plutôt de leur politiques oppressives et de leur ambitions impérialistes.
La mémoire est un phénomène en devenir, par nature sujet à des interprétations, des réappropriations et des réinventions. L’imaginaire haïtien a contribué à façonner la mémoire de l’esclavage par les arts visuels et la littérature. La communauté «Saint Soleil» et le mouvement artistique des «Rezistans» en sont un exemple significatif.
Mais, si on regarde dans une perspective historique, un autre lieu de représentation de la mémoire est le Carnaval, qui, en Haïti, se charge des valeurs symboliques et identitaires. En particulier, le Carnaval de Jacmel, ville du sud est, est devenu une occasion importante pour raconter et exorciser l’histoire d’Haiti. Comme l’écrit la photographe et ethnologue Leah Gordon «ce sont les gens qui prennent en charge l’histoire et qui la façonnent à leur guise». En effet, le faste et le spectacle du Carnaval de matrice européenne est ici remplacé par un surréalisme propre à l’imaginaire haïtien. Les personnages et les costumes trahissent les origines médiévales du Carnaval, importé par les colons blancs, mais multiples sont les apports du Vaudou, de la mémoire ancestrale africaine, de l’esclavage et de la période révolutionnaire.
Dans cette dimension populaire de la mémoire, unique et exceptionnelle est l’histoire des «Polonais ». En 1801, l’armée napoléonienne débarque en Haïti pour rétablir l’ordre colonial et l’esclavage. Parmi les troupes, se trouvent environ 5000 soldats polonais. De leur arrivée à Saint Domingue, ils comprirent vite les intentions réactionnaires du général et, sensibles aux valeurs républicaines, ils désertèrent les rangs de l’expédition, en rejoignant le combat des esclaves.
Au lendemain de l’Indépendance, la plupart d’eux étaient décédés à cause de la fièvre jaune et dans les combats, mais une minorité, environ quatre cents hommes s’installèrent dans les régions de Cazal et de Fond de Blanc où ils commencèrent à pratiquer l’agriculture. Alors que la nouvelle constitution interdisait à tout blanc de vivre en Haïti, les «Polonais» furent les seuls à être naturalisés Haïtien et à se voir reconnue la nationalité haïtienne. Malgré les persécutions mises en place pendant le Duvaliérisme et la politique du «Noirisme», leur descendants métissés aux yeux bleus vivent toujours dans les deux petites communautés rurales, revendiquant la mémoire un peu consommée des héros polonais. Cazal et Fond de Blanc reçoivent régulièrement des petits groupes de visiteurs polonais et la Pologne multiplie les initiatives de coopération avec Haïti.
En Haïti la mémoire constitue un élément fédérateur, peut-être le seul commun dénominateur d’une société verticale divisée en castes. La perception est que, à toutes les latitudes sociales, la mémoire de la Résistance et de la Révolution se charge d’une valeur identitaire et d’un sentiment d’appartenance à une même communauté historique. Mais il s’agit bien d’une mémoire sélective qui exclut l’Ante Révolution (l’esclavage) et le Post Révolution (la déception et la dérive des régimes totalitaires jusqu’à aujourd’hui).
Dans ces termes, l’expérience extraordinaire du «Mouvement pour la Réussite de l’Image des Héros de l’Indépendance de Haïti», est révélatrice de cette mémoire sélective poussée jusqu’aux extrêmes. L’association, fondée en 2006 par Destiné Jean Marcellus, alias «Dessalines», est située dans la commune de Croix-de-Bouquets, à quelques kilomètres de la capitale.
Le mouvement regroupe une vingtaine des jeunes, hommes et femmes, issus des classes défavorisées de la capitale, des chomeurs, des étudiants universitaires, et des travailleurs actifs. Les jeunes sillonnent les quartiers des principales villes, Jacmel, Port au Prince, Gonaïves, Le Cap, invités à l’occasion des grandes fêtes nationales (le 1er janvier de chaque année pour le jour de l'indépendance, le 18 novembre, pour la bataille de Vertières, etc...), répondant à un public de plus en plus nombreux et fidèle à la cause du mouvement. Sous l’égide de leur fondateur, ils mettent en scène les principaux héros de la Révolution, aidé par un déguisement minutieux, par une panoplie de gestes, de chants et de paroles qui renvoient directement à l’époque révolutionnaire. L’objectif revendiqué de la représentation est d’ordre pédagogique: «enseigner aux nouvelles générations, précaires et peu instruites, l’histoire glorieuse de la Révolution haïtienne».
Le public a tendance à effacer les différences entre la personne réelle et le personnage représenté : Destiné exige à se faire appeler Dessalines, il est Dessalines ! Sa ressemblance avec le personnage historique est flagrante. Le public l’appelle comme un nouveau messie, «Dessalines, Dessalines», l’ambrasse, le prie, l’acclame, le supplie.
Dans un mélange d’éléments hétéroclites empruntés à l’histoire et à la mythologie, la réappropriation de la Mémoire débouche ici à son plus grand paroxysme : la réincarnation de la Révolution. Le passé ressurgi au présent. Le peuple des bas-fonds se mute en héros, en vainqueur et devient l’unique protagoniste de l’Histoire, au moins le temps d’une représentation.

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