Mas

La mémoire errante : l'héritage de l’esclavage coloniale dans les Antilles françaises

Après l’Afrique occidentale, le projet CHAM est désormais à son second stade de recherche en s’intéressant à la Caraïbe. La première partie de ce volet a été développée en Guadeloupe1, une île qui conserve une richesse remarquable mais «implicite» des mémoires lié à l’esclavage : les descendants des familles, le phénomène des Mouvman kiltirel, le patrimoine immatériel des Mas, et les sites historiques et archéologiques.
L’histoire de la Guadeloupe est liée à celle des Antilles, donc à la colonisation européenne et à l’esclavage colonial, pratiqués durant trois siècles par les Espagnols, les Anglais, les Français et les Hollandais. L’esclavage demeure un des actes fondateurs de la société guadeloupéenne2. Après l’abolition de l’esclavage en 1848, la monarchie et puis la république française mirent tout en œuvre pour que les nouveaux citoyens de la Guadeloupe et des autres îles oublient leur passé esclavagiste. L’école républicaine joua un rôle majeur dans cette action, profitant aussi du fait que les descendants d’esclaves vivaient le complexe de leurs origines. À partir de 1970, on assiste à un processus de reconstruction de la mémoire perdue et à la réappropriation du patrimoine historique antillais.
La notion d’identité guadeloupéenne semble être indissociable de la commémoration d’une histoire collective de l’esclavage, réappropriée et retranscrite à partir d’événements et de figures emblématiques, choisis essentiellement pour symboliser la résistance populaire à la colonisation. En Guadeloupe, et aux Antilles françaises, la «rupture de filiation»3 engendré par l’esclavage a été suivie par un oubli volontaire ou forcé de la mémoire individuelle et collective. Aujourd’hui en Guadeloupe la mémoire de l’esclavage passe principalement à travers la réappropriation, voir la découverte du passé, par le biais des études sur la généalogie, ainsi que par le discours porté par les mouvements kiltirel.
Avec les importants travaux de généalogie menés par les chercheurs mais aussi par les familles de descendants, les mouvements kiltirel, ou groupes a mas associés au carnaval, jouent un rôle fondamental de relecture du passé, et de reconstruction de l’histoire. Ces groupes, dont les principaux sont «Voukoum», «Akiyo » et « MaS Ka Klé» travaillent, depuis trente ans, pour faire revivre les symboles de la résistance nègre à travers le développement de la tradition de «Mas».
Ils ont choisi de présenter une vision particulière de la société créole, en insistant sur son lien avec la période esclavagiste mais en gommant le personnage du Blanc, qui ferait tâche à l’idée d’une pureté originelle. Il s’agit d’une vision choisie, d’une mémoire historique sélective. Il est clair que l’univers créole s’est formé au gré des différents apports tant européens qu’africains, mais aussi caraïbes, indiens et américains.
Ce récit photographique ressort clairement l’acuité du problème posé par l’esclavage en Guadeloupe. Il est évident que cet événement de l’histoire antillaise est loin être une affaire classée. Il résulte de cette recherche que l’esclavage, loin d’être totalement oblitéré dans les mémoires antillaises, apparaît alors comme une période clé, tantôt occultée, tantôt réhabilitée, tantôt réinterprétée, mais qui détermine véritablement le rapport des Guadeloupéens au temps historique.
Dans ce sens, le Carnaval4 guadeloupéen est devenue le lieu de théâtralisation de l’identité et du patrimoine, qui propose une reconstruction «locale» de l’histoire et de ses héros. Le Carnaval apparaît comme un enjeu central des différentes politiques culturelles et identitaires.
Dans ce contexte, les groupes des «Mas» proposent à travers une relecture du passé une réappropriation de certains éléments du patrimoine culturel. Les Mas5 sont des éléments traditionnels du carnaval, symboles du désordre, associé à l’espace rural, au monde de la nature, à celui de la terre, et de la forêt. C’est bien le monde des Nègres marrons6, aux frontières de la société, un monde de l’en-dehors, des marges, hors-la-loi. Lorsque le Masque surgit de cette campagne pour envahir la ville apeurée, il véhicule avec lui ses représentations populaires l’associant systématiquement à l’homme sauvage, au Nègre africain, «non civilisé» au Nègre marron, dont il voudrait garder le comportement rebelle et réfractaire.
En ramenant les Masques en ville, ces groupes opèrent un déplacement important, puisqu’ils font sortir de l’ombre et de la nuit, en la projetant dans les lumières de la ville et du centre-ville, une culture rurale et populaire qui a dû ruser avec la morale coloniale pour survivre. Ce déplacement symbolique est porteur d’une charge affective très grande, les Masques véhiculant avec eux les blessures d’une histoire tout aussi violente que son déni.

La Guadeloupe (« Gwadloup» en créole) est à la fois une région mono-départementale de l'Outre-mer Français et une région ultrapériphérique européenne, située dans Amériques.
2 La main-d’œuvre servile originaire d’Afrique fut introduite en Guadeloupe à partir de la deuxième moitié du XVIIe siècle pour approvisionner les plantations d’indigo, de café et de canne à sucre implantées sur l’île par les colons français.
3 Avant l’abolition de l’esclavage, les esclaves, inexistants en tant que personnes juridiques, portaient un prénom et un numéro d’immatriculation, sans aucun nom qui pouvaient assurer la leur descendance.
4 Dans les Antilles françaises et dans la Caraïbe en général, le carnaval est introduit par les colonisateurs européens. "Introduit dès le début de l'immigration blanche, réservée uniquement aux riches colons, le Carnaval des XVIIe et XVIIIe siècles donnait lieu à des somptueuses réceptions masquées. Peu à peu, les esclaves furent autorisés à organiser, de leur côté, des festivités, discrètes et selon le modèle de celles de leurs maîtres, pendant les jours qui précèdent le Carême. La polyculturalité de rigueur, s'originant dans le peuplement complexe des colonies, imprime au Carnaval Antillais une identité spécifique. Dans les premiers temps du Carnaval populaire, furent tolérés deux ou trois jours de fête pendant lesquels les esclaves pouvaient exprimer, en arrière plan du classique modèle européen, certaines de leurs traditions danses ou chants, totalement prohibés par ailleurs. Les esclaves trouvant ainsi le moyen de se moquer de leurs maîtres, osaient mimer quelque évènement qui avait défrayé la chronique. Ceci n'était que liberté surveillée et le Commandeur veillait au maintien du bon ordre. Cet ancien esclave, devenu par affranchissement, l'associé de son maître, réprimait tout ce qui pouvait paraître trop subversif et en particulier les danses originelles africaines, porteuses à la fois d'un langage sociopolitique - la négrité - et d'un message religieux - l'animisme, intolérable pour ceux qui s'étaient efforcés d'imposer le catholicisme comme seule expression spirituelle. Malgré leurs transformations progressives, ces danses avaient une fonction restauratrice de l'identité perdue de ce peuple réduit à l'esclavage.
5 Le terme «Mas», littéralement «Masque» pourrait définir toute personne qui déambule en marge du défilé officiel, et dont la tenue fait référence à un personnage de l’histoire ou de la cosmogonie guadeloupéennes. Le Masque désigne non seulement l’individu, mais aussi l’ensemble de sa tenue. Le corps entier peut être transformé, modifié avec des artifices vestimentaires ou l’utilisation de matériaux naturels. Le Masque désigne aussi « l’esprit » censé s’emparer de l’individu dans une forme de possession. L’apparence de celui-ci, ainsi devenu « Mas », est méconnaissable et laisse croire que le Mas n’est plus une personne, mais un esprit incarné, un corps habité.
6 Le terme de «marron» vient de l’espagnol «cimarrón» - vivant sur les cimes - qui apparaît dès la conquête d’Hispaniola; c’est un mot emprunté aux Arawaks et qui désigne des animaux qui de domestiques retournent à l'état sauvage comme le cochon. À partir de 1540, ce terme désigne les esclaves fugitifs qui se réfugient en haute montagne où souvent se ressemblaient en communautés autonomes et hors la loi.

 

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