Tchamba

Tchamba est un documentaire photographique qui interroge l’héritage de la traite de Noirs et de l’esclavage coloniale en Afrique de l'Ouest. Il s'agit du premier chapitre du projet photographique en cours Cham, qui explore les mémoires vivantes de l'esclavage dans le monde atlantique, notamment en Europe, en Afrique et dans les Amériques.

La Traite occidentale des Noirs a été pratiquée durant quatre siècles: du 1440 au 1870. Selon la tradition judéo-chrétienne et islamique, le peuple de Cham était le peuple «maudi» destiné à l’esclavage. À partir du XVIe siècle et en parallèle à la diffusion de la traite en Occident, le peuple de Cham est progressivement identifié au « peuple noir », et son récit fournit une caution religieuse à la traite des noirs. La légende de Cham, perpétrée jusqu’à nos jours, est une métaphore emblématique du rapport de pouvoir et suprématie que l‘Occident a inventé et construit avec son Autre, différent, et donc inférieur, et pour cela prédestiné «naturellement» à l’esclavage.

Le discours officiel sur le «devoir de mémoire» et toutes les manifestations et les événements touristiques concernés ne suffisent pas à expliquer toutes les autres formes de mémoire «vivante» et non officielle qui relèvent plutôt de l’expérience individuelle et personnelle. Je me suis attaché à retracer le patrimoine immatériel lié à la mémoire de l’esclavage à une époque où des débats très vifs entourent les restitutions du passé de la traite, et prennent une dimension transnationale.
Il a été question de se réapproprier, de façon documentée et subjective, une autre mémoire, non officielle ; une mémoire liée au quotidien des gens communs, aux descendants des familles impliquées dans l’esclavage et dans la traite. Cette dimension quotidienne a été le terrain principal de ma recherche.

Tchamba est la première partie de ce projet, développée au Benin, au Ghana et au Sénegal, trois pays qui conservent une richesse extraordinaire mais souvent «invisible» des «mémoires matérielles et immatérielles» : les descendants des familles, les récits oraux, les pratiques rituelles animistes et chrétiennes, les sites historiques et paysagers. En Afrique occidentale, l’esclavage représente un passé moralement et socialement difficile à assumer. Les récits relatifs à cette histoire sont rares à cause des troubles que toute tentative de sa réminiscence provoque. Les mémoires de cette époque n’ont pas disparu, mais elles ont intégré des formes alternatives de narration.

Les photographies ici présentées témoignent de la complexité et de l’ambivalence de la mémoire lié à l’esclavage. Avant tout, la frontière entre descendants de maîtres et descendants d'esclaves est plus subtile que ce qu’on le croit. A travers les générations, le brassage des peuples, des cultures et des ethnies a amené à une dispersion naturelle de cette mémoire et en même temps, a permis une intégration du passé de l’esclavage dans la mémoire individuelle comme dans la mémoire collective de personnes photographiées. Dans certains contextes, comme celui du commerce et de l’artisanat, j’ai pu constater la persistance des traditions et de certains métiers : au Benin per exemple les familles d’armuriers qui travaillaient pour le Royaume du Dahomey en époque de traite, sont celles qui aujourd'hui produisent les armes pour le marché béninois.
Il y aussi une autre forme de continuité qui relève du statut social et de l’appartenance à un groupe ethnique : les afro-brésiliens ou Agoudas, les plus importants marchands d’esclaves au Bénin en époque esclavagiste, détiennent aujourd’hui le pouvoir dans l’économie nationale.
Par ailleurs, le rapport au passé de l’esclavage varie en fonction du groupe d’appartenance: on revendique cette mémoire et on l’exprime à travers le récit oral et les pratiques rituelles (le Buriyan pour les chrétiens afro-brésiliens, le culte Mami Tchamba pour les animistes) si on s’y reconnaît descendant de maître.
On a tendance à cacher cette mémoire et à ne pas l’exprimer publiquement si on s’y reconnaît descendant d’esclave. Pour ceux-ci, aborder leur passé familier lié à l’esclavage est un tabou et en parler au-delà du circuit familier peut constituer une raison d’ubrys et déclassement social.

Les récits, les discours, les rituels et l’imaginaire individuel dont j’ai été témoin sont la preuve que cette mémoire existe et se perpétue sous formes différentes dans le patrimoine du groupe familial de la collectivité. Il n’y a ni sentiment de culpabilité, ni victimisation dans les discours et les images des personnes photographiées, mais plutôt l’exploration de la complexité et des contradictions de la vie passée et contemporaine, du monde visible et invisible. Le passé semble avoir pénétré dans les profondeurs des consciences individuelles à travers un langage fait de peurs, de désirs mais aussi d’un certain détachement.

La série Tchamba est une première pierre pour contribuer à une réflexion sur l’importance de ce patrimoine et en même temps tracer à travers les images les évolutions de cette mémoire vivante, souvent implicite et incorporée, marquée par le tabou et par le secret familial ; une mémoire capitale qui échappe souvent aux commémorations officielles du tourisme de masse.

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